Nous sommes enfin allées voir la grande rétrospective Greco au Grand Palais. Plus de 70 toiles y sont exposées, monumentales, denses et saisissantes par leur modernité. Quel bonheur ! Lorsque les éléments naturels se déchaînent et que le climat social se détériore, l’art ravive l’âme. 

On va absolument voir la rétrospective Greco, parce que :

❌Doménikos Theotokópoulos, dit Greco, est incontestablement l’un des talents les plus originaux de l’histoire de l’art. Dernier grand maître de la Renaissance, premier peintre du siècle d’or espagnol, sa trajectoire est unique. 
❌C’est la première grande exposition monographique, en France, du génie espagnol extrêmement fournie et documentée. Pas d’œuvres autour de… Pas d’école de Greco… Pas de Greco avant/après… 
❌Il est le maître de la couleur sur fond noir, qu’avec son style unique et immédiatement reconnaissable, il a orné ses œuvres d’une palette de couleurs sublimée : des roses, des jaunes, des verts, des bleus, des oranges…
❌Il a aussi vécu la période de l’inquisition espagnole, peintre dont l’œuvre fut oubliée puis redécouverte par les avant-gardes européennes au tournant des XIXème et XXème siècles.

Portrait du “cardinal Niño de Guevara”, vers 1600. Huile sur toile 171 × 108 cm The Metropolitan Museum of Art, New York. H.O. Havemeyer Collection, legs de Mrs. H.O. Havemeyer, 1929 

Sa peinture si singulière a suscité de nombreuses théories. On a fait de lui un fou, tantôt hérétique, tantôt mystique. Certains même, l’ont imaginé astigmate ! Ci-dessus : “Le Partage de la tunique du Christ” (El Expolio), 1579-1580 ©National Trust Collections, Upton House, The Bearsted Collection. À gauche : “La Sainte Famille” 1580-1585 © Courtesy of The Hispanic Society of America, New York. 

 

Qui était Greco ?

Né en 1541 en Crète, Domenico Theotokopoulos, dit El Greco (1541-1614), a probablement été formé dans sa ville natale de Candie, actuelle Héraklion, en Crète. Pour comprendre son parcours et, par voie de conséquence, sa peinture, il faut savoir qu’à l’époque, la Crète appartenait à la République de Venise. Il commence par peindre des icônes nourri d’influences diverses : italiennes, byzantines et arabes. Il fait son premier apprentissage dans la tradition byzantine avant de parfaire sa formation à Venise puis à Rome.

De 1568 à 1570, parti pour Venise, il vit dans l’orbite de Titien. À cette époque, animé de forts sentiments religieux, il apparaît comme un peintre religieux. Il voyage en Italie et se met à travailler pour de puissantes familles commanditaires. À Rome, il s’oppose à Michel-Ange à propos des décors de la chapelle Sixtine, au Vatican. Il en juge les nus indécents. Autre lieu, autre époque !

C’est cependant dans l’Espagne de Philippe II que son art s’épanouit et s’implante durablement à partir de la décennie 1570. L’Espagne est prospère et Greco s’installe à la Cour de Madrid. Il y reçoit d’importantes commandes et notamment pour la cathédrale de Tolède. L’Artiste y importe la couleur du Titien, les audaces du Tintoret et la force plastique de Michel-Ange. Empreint de modernité, avant-gardiste quant à la juste rémunération des œuvres, Il impose des tarifs que le roi Philippe II juge exorbitants. Il est vrai qu’il avait pour coutume d’utiliser des pigments fort rares et onéreux comme le lapis-lazuli.

Vivant à Tolède où il excelle dans un maniérisme très personnel qui se traduit surtout par des corps allongés et des couleurs vives, il s’éloigne peu à peu de la Cour d’Espagne. On ne peut que constater qu’il était, sans nul doute, un excellent chef d’entreprise puisqu’il commercialisait les reproductions de ses tableaux. Ces procédés commerciaux lui valurent d’ailleurs de nombreux procès puisqu’il reproduisait, dans son propre atelier, plusieurs fois la même toile. Postérieurement, son fils et ses assistants n’hésiteront, d’ailleurs, pas à le berner en falsifiant sa signature. Il meurt ruiné, en 1614, à Tolède, quatre ans après Caravage, à l’âge de 73 ans. Certaines rumeurs se sont propagées quant à sa folie supposée.

Quoi qu’il en soit, il restera, dans l’histoire de la peinture, le dernier grand maître de la Renaissance et le premier grand peintre du Siècle d’Or. Célèbre pour ses figures allongées à la mode byzantine, sa vie, comme son œuvre, sont entourées d’un grand mystère, et l’artiste ne fut redécouvert qu’au cours du XIXe siècle, après une longue période d’oubli.

Vue de l’exposition Greco, scénographie Véronique Dollfus© Rmn-Grand Palais 2019 / Photo Didier Plowy

L’héritage artistique

Il demeure l’un des grands noms associés à la tradition maniériste. Le maniérisme est un courant esthétique, à dimension ludique, de la fin de la Renaissance qui envisage une nouvelle représentation du canon hérité de l’Antiquité. Ses principaux représentants sont Pontormo, Parmigianino, Arcimboldo. Ce mouvement a été créé en réaction à l’hégémonisme de la perfection classique a puisé son inspiration dans les œuvres de Raphaël et de Michel-Ange. Le maniérisme magnifie l’arabesque, le mouvement, la gestuelle au détriment de la pensée classique. Il sera l’annonciateur du style baroque.

Comme le veut donc la tradition maniériste, Greco a cultivé le goût pour l’expressivité des formes et une palette de couleurs vive, sursaturée, presque surnaturelle. De nombreux artistes du XXe siècle et notamment Paul Cézanne, Modigliani, Pablo Picasso, Francis Bacon et le non moins énigmatique Jackson Pollock ont considéré Greco comme l’un des artistes majeurs de la Renaissance en Europe, et surtout, comme l’un des précurseurs de l’art moderne. Ils ont vu en sa peinture l’expression d’une singularité et d’une extravagance et ont puisé, dans ses œuvres, leur propre singularité.

D’ailleurs la petite histoire raconte que, dès qu’il l’a pu, Pablo Picasso, 16 ans, étudiant aux Beaux-Arts à Madrid, a sauté dans le train direction Tolède, pour admirer l’œuvre d’un peintre méconnu qu’on évoque entre artistes, comme un secret d’initiés. Un peintre à rendre fous tous les peintres, au style indélébile qui vrille la rétine, déforme les corps et use de couleurs si acidulées qu’elles pourraient presque tinter conclut Télérama.

Moderne, fascinant, extravagant, dépensier, avant-gardiste et initiateur de la peinture moderne…. Chic & Furious a adoré.

De gauche à droite : “Saint Luc” vers 1605-1610. Tolède, Cabildo Catedral Primada ©Archives Alinari, Florence, Dist. RMN- Grand Palais / Raffaello Bencini. “Les apôtres saint Pierre et saint Paul” vers 1590 – Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona ©FineArtImages/Leemage. “Madeleine pénitente” vers 1576-1577. Spanish art, 16th century, mannerism. Museum of Fine Arts Budapest (Hungary).

Ils ont dit de lui

“Il y a des abus de blanc et de noir, des oppositions violentes, des teintes singulières, strapassées, des draperies cassées et chiffonnées à plaisir : mais dans tout cela règnent une énergie dépravée, une puissance maladive qui trahissent le grand peintre et le fou de génie. Peu de tableaux m’ont autant intéressé que ceux du Greco, car les plus mauvais ont toujours quelque chose d’inattendu et de chevauchant hors du possible, qui vous surprend et vous fait rêver”. Théophile Gautier, Voyage en Espagne, 1843

“Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons s’éclairaient et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels à cause de leurs noms célèbres eussent mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer”. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913

“De l’inconnu, des noces qui s’y consomment et qui nous valent les chefs-d’œuvre, Greco tire la pourriture divine de ses couleurs, et son jaune et son rouge qu’il est le seul à connaitre. Il en use comme de la trompette des anges. Le jaune et le rouge réveillent les morts qui gesticulent et déchirent leur linceul (…). Les créatures de Greco, ne les verrait-on pas souvent déshabillées par la foudre ? Elles restent nues sur place, immobilisées dans l’attitude où elles furent surprises par la mort. Et leurs linges s’envolent, se tordent, s’arrachent au loin, figurent les nuages auxquels on ne peut pas ne plus revenir dès qu’on s’occupe de Greco (…). Un jour nous verrons ce limon sculpté de la terre devenir les Baigneurs de Cézanne, et de croisement en croisement, aboutir à l’effrayante race d’hommes sauterelles, d’hommes chiens, d’ogres à tête de bouquet de fleurs dont Salvador Dali peuple ses solitudes.” Jean Cocteau, Le Greco, 1943

Photo d’ouverture “La Vision de saint Jean” est une commande d’un ami du peintre, Pedro Salazar de Mendoza, l’administrateur de l’hôpital San Juan Bautista (ou hôpital Tavera, du nom de son fondateur).

Grand Palais
Jusqu’au 10 février 2020, avenue du président Wilson 75008 Paris