11 heures le 20 janvier 2004, j’ai rendez-vous avec Carlos Ghosn et trente minutes chrono pour réaliser mon interview. Le timing du manager est serré. Arrivé le matin par le vol Tokyo, il quittera à midi le palace de la place Vendôme pour rejoindre l’aéroport, direction Davos pour le forum économique mondial. Comme chaque année, la station a fait le plein de chefs d’État, de banquiers et de PDG. Et cinq ans après son arrivée chez Nissan à Tokyo, le “value builder” Carlos Ghosn s’est érigé dans les médias en star du management global et multiculturel. À Davos, on s’arrache le futur numéro 1 de Renault. Charme, distinction et intelligence du verbe, Carlos Ghosn est indubitablement l’homme le plus en vue du moment. À l’époque je suis rédactrice en chef d’un magazine masculin Edgar que j’ai créé en 2000. Je fais partie des journalistes qui approchent le grand patron que l’on préfère appeler “value builder” plutôt que “cost killer”. L’interview est millimétrée, l’homme roué à l’exercice. Le 19 novembre 2018, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre le quartier général de Nissan à Yokohama, au sud de Tokyo, le patron français est  interpellé par les autorités japonaises dès son arrivée. Des soupçons de dissimulation d’une partie de ses revenus aux autorités nippones pèsent sur lui. Une caméra filme de loin la scène. Les images sont relayées en boucle sur les chaînes d’information. Je suis médusée. Depuis, Carlos Ghosn est incarcéré au Japon où il n’est pas encore jugé mais déjà condamné. Je n’ai pas pu résister, je suis allée fouiller dans mes archives et voilà le papier que j’avais publié à l’époque.

Flash back
En mars 1999, Nissan Motor est saturée de dettes –19 milliards d’euros- et vouée à une mort probable. Agissant au nom de Renault, Carlos Ghosn promet une renaissance en trois ans (le NRP). Des engagements non négociables qui, s’ils n’étaient pas atteints au jour et au niveau fixé, le comité exécutif et Carlos Ghosn en tête rendrait leur tablier. Le résultat ? Retour à l’équilibre financier dès la première année de mise en œuvre du NRP, la réduction de moitié de la dette et une marge opérationnelle rehaussée à 4,5 % du chiffre d’affaires en trois ans. Tous les objectifs du NRP ont été atteints par anticipation au 31 mars 2002. Devenu le constructeur automobile le plus rentable, avec une marge opérationnelle supérieure au géant Toyota, Nissan est la success story la plus extraordinaire de ce début de siècle. La légende Carlos Ghosn est née.

L’année de tous les honneurs
Depuis, l’emblématique patron collectionne récompenses et honneurs. Au Japon, les lecteurs du quotidien japonais Nikkei l’ont sacré meilleur patron japonais des quinze dernières années, dépassant de loin dans ce suffrage Fujïo Cho, président du premier constructeur automobile japonais Toyota Motor. À Paris, le 350Z a été élu “plus belle voiture de l’année” par le public français. Organisateur du concours, le très sélect jury du Festival automobile international a sacré Carlos Ghosn “homme de l’année” en lui décernant une rarissime palme d’or attribuée seulement quatre fois en dix-neuf ans. En Angleterre, l’enquête annuelle du Financial Times le fait apparaître au quatrième rang des “patrons les plus respectés” au monde. Juste derrière Bill Gates, Warren Buffett et Jack Welch. Citizen Ghosn en a reçu une de plus. Et non des moindres. Il vient d’entrer au conseil d’administration d’IBM.

“Citoyen du Monde”
Si quatorze livres et même un manga lui ont été consacrés au Japon, Carlos Ghosn a écrit un livre pour le public français. Écrit avec le journaliste Philippe Ries, responsable du bureau de l’AFP à Tokyo, cet ouvrage paru en septembre 2003 retrace l’histoire du spectaculaire redressement de Nissan et nous en dit long sur l’expérience internationale et multiculturelle de l’homme. Né au Brésil dans une famille libanaise, scolarisé chez les Jésuites à Beyrouth, Polytechnique et Mines à Paris, Clermond-Ferrand et Etats-Unis pour le compte de Michelin, aujourd’hui à Tokyo et en avril 2005 à Paris, l’itinéraire de Carlos Ghosn est à son image : hors du commun.

L’irrésistible ascension
Dix-huit années d’expérience accumulées chez Michelin, de Clermont-Ferrand au Brésil où il s’attache au redressement de l’équipementier aux Etats-Unis où il travaille à l’intégration aux activités de Uniroyal-Goodrich, Carlos Ghosn a gravi tous les échelons. Il quitte l’entreprise dynastique conscient qu’il n’atteindra jamais le sommet, pour rejoindre Renault en 1996 à la demande de Louis Schweitzer. À Billancourt, il sera l’architecte du plan “20 milliards”. En 1997, Renault reprend le chemin des bénéfices et Carlos Ghosn gagne en notoriété. Sa méthode est basée sur le consensus actif, ne préjuge pas des solutions “pour pouvoir, il faut d’abord savoir”, mais une fois les engagements pris les objectifs ne sont jamais remis en cause. Carlos Ghosn, c’est du 100 %.

Votre dimension multiculturelle a t-elle été un atout décisif dans votre carrière ?
Lorsque l’on est jeune, se sentir différent où que l’on soit n’est pas chose facile. Je le constate aujourd’hui encore avec mes enfants. Néanmoins, changer de pays, de langue, de nourriture, d’émotions est une excellente école qui vous apprend à vivre de façon très authentique. Et cela devient un atout décisif dans le monde de l’entreprise, soumis en permanence au changement.

Comment avez-vous été accueilli au Japon ?
Certes j’étais un étranger, mais sans étiquette nationale très marquée : Français né au Brésil ayant vécu au Liban, étudié à Paris, travaillé aux Etats-Unis…

Quelle est la méthode Ghosn ?
J’arrive toujours avec une feuille blanche sans idées préconçues. Ma méthode est de dire : nous avons un problème, construisons ensemble la meilleure solution. C’est beaucoup plus acceptable et dans le cas de Nissan, les sondages au Japon en attestent.

Entreprise mourante en 1999, Nissan devient en 2003 le constructeur automobile le plus rentable au monde. Quel redressement !
En acceptant d’être le patron de Nissan, je savais qu’un objectif dominait : redresser cette entreprise de manière solide et profonde, et aucune considération n’allait m’arrêter.

Pour pouvoir, il faut d’abord savoir ?
Il faut d’abord établir un diagnostic avec les équipes et impliquer ceux qui vont s’engager. Ils trouveront les solutions dès le processus d’élaboration.

Vous êtes un fervent défenseur du consensus actif…
Avec un consensus actif, les objectifs ne sont jamais remis en cause. Pour que la solution soit appliquée, il faut qu’elle soit acceptée. Et pour qu’elle donne des résultats, il faut qu’elle soit motivante. C’est cela le management. Si vous travaillez dans votre coin, une solution même parfaite pour votre problème mais que les gens refusent, parce que ce n’est pas la leur, ne sera pas appliquée. Sans motivation, ils n’auront aucun enthousiasme à l’exécuter. Les résultats ne seront pas aussi forts, ils vont arriver avec lenteur, et vous n’allez pas obtenir le rendement maximum.

Avec Nissan, on vous découvre un patron communiquant…
Dans le cas de Nissan, j’ai toujours insisté auprès des équipes de direction pour que l’on rende notre histoire passionnante, intéressante pour l’ensemble des personnes de l’entreprise, mais aussi auprès du public. Il faut susciter de l’intérêt, de la curiosité et même un peu de séduction autour des nouvelles voitures, des innovations technologiques. Il n’y a rien de plus inefficace qu’un management ennuyeux.

Vous dites d’ailleurs dans votre livre que le management est “un art, pas une science encore moins une science exacte” ?
Dans le management, il y a une dimension émotionnelle. Un patron d’entreprise même brillant, s’il est ennuyeux, se trouvera limité. La motivation est une dimension essentielle, non quantifiable et qu’il faut développer. La motivation ne relève pas d’une équation a+b+c = les gens vont être motivés.C’est un don que les gens acceptent ou pas de vous faire.

Carburez-vous au challenge ?
Le monde de l’entreprise est passionnant parce que c’est un monde dans lequel les gens cherchent à se dépasser. Rien n’est de plus ennuyeux que les entreprises où vous ne contribuez pas à modifier la performance. Le défi permanent est celui de votre propre évolution, savoir qu’un an après, vous êtes le meilleur, mieux entraîné, mieux expérimenté, plus efficace.

Vous mettez toujours la motivation au premier plan…
Supposez que vous soyez une entreprise “alpha” avec une image de marque superbe, du cash à ne plus savoir qu’en faire, des produits magnifiques… Si votre personnel n’est pas motivé, vous risquez tout perdre, ce n’est qu’une question de temps. C’est indéniable.

Concrètement pour Nissan ?
Chez Nissan en 1999, nous n’avions rien. L’entreprise était endettée et la marque asphyxiée dans un pays en proie au doute. Notre principale force a été de rétablir la motivation des employés, qu’ils commencent à dire “on a peut-être une chance de revenir au meilleur niveau, on est capable de faire beaucoup mieux que ce que l’on a fait jusqu’à maintenant”. Si vous n’avez rien mais que vous arrivez à rétablir la motivation, vous pouvez tout reconstruire et c’est ce que l’on essaie de démontrer.

La motivation des hommes à relever des défis…
L’argent n’est pas une garantie dans les périodes difficiles. Quelle erreur ! Ce n’est qu’une conséquence. La meilleure garantie ? Des gens motivés et centrés sur les véritables enjeux. Si vous avez une stratégie, une destination, une vision, des gens motivés et en plus une discipline d’exécution, cela donne des résultats comme ceux que vous avez vus chez Nissan. En deux trois ans, une entreprise mourante peut se métamorphoser en une entreprise qui est aujourd’hui la deuxième capitalisation boursière de l’industrie automobile après Toyota.

Quelle est votre approche du design ?
Le design est important mais pas suffisant. C’est important, parce que c’est votre premier contact, si cet objet vous attire, vous allez vous montrer curieux. Dans le cas de la voiture, vous allez l’essayer, découvrir sa technologie, son confort, son comportement, le plaisir de la conduire… En même temps, le design doit être en adéquation avec ce qu’il évoque. S’il est sportif, la voiture doit être puissante. Il doit aussi traduire la réalité de l’entreprise.

L’Alliance est-elle un modèle de mondialisation heureuse ?
Je n’aime pas le terme mondialisation heureuse, ce terme a une connotation passive. On peut être heureux ou malheureux, pour ou contre, mais cela ne va rien changer sur cette tendance qui est là et qui va marquer le XXIe siècle. Je dirais plutôt un modèle de mondialisation gagnante.

Pour quelles raisons ?
Parce que les identités sont respectées : Renault est Renault et Nissan est Nissan, les Français se sentent français et les Japonais, Japonais, la diversité est toujours là, recherchée et encouragée. Et en termes de résultats, les chiffres sont là.

La sanction par les résultats…
Contrairement à d’autres domaines, un chef d’entreprise ne peut pas être bon s’il a de mauvais résultats, cela n’existe pas ! Et un chef d’entreprise qui a de bons résultats de manière permanente ne peut pas être mauvais.

Au printemps 2005, une nouvelle page blanche… Que pouvez-vous nous dévoiler ?
Je conserverai la présidence de cette entreprise tout en prenant la direction de Renault. J’ai quitté cette entreprise en 1999. Je vais donc la redécouvrir. En six ans, Renault a beaucoup évolué. Là encore, je vais repartir avec une feuille blanche… Mes idées de 98-99 sont éculées et ne fonctionneraient sans doute pas, pour le Renault de 2005.