Cette semaine aurait dû s’ouvrir la 73ème cérémonie du Festival de Cannes. Comme d’habitude, il aurait plu parce que vous comprenez “c’est la période des seins de glace“. Comme d’habitude, parées de nos plus beaux atours, on se seraient battues pour faire partie des Happy Few conviées à la cérémonie d’ouverture et au dîner qui s’en suit. On se serait paré de nos plus beaux atours pour bien montrer que la France conserve le leadership de l’élégance et du glamour et “ne pas laisser la place” à Milan, Londres ou New York qui nous talonnent de très près. On aurait monté le tapis rouge dans nos escarpins à semelles rouges, des Louboutin bien sûr. On aurait débattu sur l’opportunité du choix de la sélection et on aurait critiqué à la place de la critique, sans arguments percutants mais juste pour le plaisir d’être à la hauteur de notre réputation de français goguenards et grognons. Oui, mais la Covid-19 (saviez-vous que désormais il faut dire “la” désormais ?) nous a privé de ce plaisir !

Pas d’acteurs voire même pas de stars internationales plus enclines à distribuer des sourires enchanteurs et signer des photographes. Pas de réalisateurs, Jean-Luc Godard, Jacques Audiard, les frères Dardenne… Pas de playmates, toutes habillées d’un léopard en mode “cheap” et attendant, en bas des marches, Brad Pitt ou Leonardo DiCaprio. Pas de vitrines de couturiers ou de joailliers mettant en avant, pour l’occasion leurs plus belles parures et, en background, les photographies en noir et blanc de nos icônes d’une splendeur révolue : Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Alain Delon, Marcello Mastroianni, Kirk Douglas… Pas d’affiches le long de la Croisette.

Pas de plages privatisées au nom de L’Oréal ou de Magnum. Les grands noms de la distribution ayant, au fur et à mesure, remplacé les grands noms des producteurs ou distributeurs de films. Pas de cube Canal +. Pas de désordre, pas de scandales, pas de couacs, pas de projections de films coréens ou iraniens. Pas de remise de prix à des films dont les enjeux socio-économiques ou géopolitiques dépassent largement le cadre du festival. Pas de bars du Martinez, du Carlton ou du Majestic où il faut montrer patte blanche avant de pouvoir retrouver tel ou tel même pour signer un contrat ou négocier un deal.

Rien ! Cannes vit au rythme de la mer et des oiseaux, des plages abandonnées par l’effet de la Covid et d’un manque irraisonné de cinéma. Alors je déroule mon tapis rouge et je me fais mon cinéma.

En bande sonore, j’entends Nougaro qui, de sa voix habitée et avec sa façon si personnelle de saccader les mots, raisonne en boucle dans ma tête : “ Sur l’écran noir de mes nuits blanches // Moi je me fais du cinéma // Sans pognon et sans caméra // Bardot peut partir en vacances  //Ma vedette, c’est toujours toi“.

Alfred Hitchcock et Tippi Hedren, Festival de Cannes, 1963. Photo de gauche : ©AGIP, droite : Jean-Claude Pierdet ©INA

Et je repars en 1963, lorsque Alfred Hitchcock et Tippi Hedren sont venus présenter le film Les Oiseaux au Festival de Cannes ; lorsque le vol des pigeons avait fait sensation sur une Croisette en noir et blanc. Je veux retrouver ces stars hollywoodiennes d’antan acclamées par des femmes corsetées, chapeautées et gantées d’une France encore très codifiée qui s’affranchissait de ses codes par le voyeurisme génial mais malsain d’Hitchcock rivalisant de stratagèmes pour harceler sa blonde.

MARCELLO MASTROIANNI, CATHERINE DENEUVE, MARCO FERRERI, ANDREA FERREOL

Puis je repars dans les années 70, 1973 plus exactement. Je me souviens du scandale qui a mis le feu à la Croisette cette année-là. C’était l’année du film La Grande Bouffe réalisépar Marco Ferreri et interprété, entre autres, par Marcello Mastroiani, Michel Piccoli et Andréa Ferréol. Des pets et des geysers scato, la chair et la graisse, le vomi et le caca, sur l’écran géant du Palais des Festival avaient suscité des huées hors pairs. Quel tollé ! Quel scandale !

Certains, dégoutés, ont quitté la salle ; d’autres ont adoré le coté gargantuesque du film. Mais quoiqu’il en soit ce film qui n’a reçu aucun prix à Cannes a réalisé plus de 2,5 millions d’entrées en salles. Et nous allions comprendre que Cannes allait alimenter le cinéma français de films de toutes sortes, correspondant tant à nos attentes qu’à nos pires craintes, dénis, dégouts…

Cannes allait devenir le laboratoire du cinéma mondial remettant des prix à des films choyés du jury mais pas du public. Et pourquoi pas, il faut bien des lanceurs de tendances non ?

Le cinéma italien si puissant dans les années 70/80 à Cannes avec des films comme La vie est belle, Il Caso Mattei, Padre, Padrone et tant d’autres… Les délires de Roberto Benigni sur la grande scène de remise des prix.

Et les ratés de Cannes ? En 1983, L’été meurtrier du talentueux Jean Becker avec Isabelle Adjani est boycotté par la critique au motif qu’Isabelle Adjani ne se pliait pas assez aux désidératas des journalistes, chroniqueurs et critiques.

Cette même année, ce sont les Monty Python qui enflamment la Croisette et repartent avec le grand prix spécial pour le film Le sens de la Vie réalisé par Terry Jones et repartent à jamais, dans nos cœurs, avec le grand prix du délire !  David Bowie dans Merry Christmas Mr Lawrence et Hanna Schyggulla, prix d’interprétation féminine, salua cette année-là le vent de liberté qui envahit la Croisette.

En 1988, c’est Luc Besson qui, avec Le Grand Bleu est boudé par la critique mais adulé en salle par toute une génération dénommée ”La Génération Grand Bleu” avec des envies de plongée et le son d’Éric Serra. Mythique !

Plus près de nous, en 2019, la palme d’or était remise à Parasite du cinéaste coréen Bong Joon-ho et pour ceux qui n’ont pas souhaité le voir en salles, il a été possible de découvrir, pendant le confinement, sur Canal+ ou en VOD la condition sociale de cette famille coréenne en proie à l’esclavagisme moderne.

C’est cela le Festival du Film de Cannes. Une proposition d’autrement ! une exploration d’ailleurs ! Mais aussi une implantation dans le réel, le “ici et maintenant” que le cinéma d’avant cachait avec beaucoup de talent. C’est ainsi qu’en 2019, tout en rendant un hommage appuyé à Alain Delon et sa carrière, le jury a remis son prix à l’excellent film Les Misérables de Ladj Ly qui a dédié son film à tous les misérables de France et d’ailleurs ; ce dernier rappelant “qu’on peut partir de rien, ne pas faire d’école de cinéma et se retrouver là.”

Il est vrai que Festival du Film de Cannes s’est diversifié à l’image de notre société. Et quelque soient ces détracteurs, on peut juste affirmer, sans détours et avec sincérité, que cette année, le Festival de Cannes, sa culture, son industrie, ses excès, ses scandales, ses engagements, ses flops, ses tops, va nous manquer.

Vivement Cannes 2021 ! Futur jury : n’oubliez pas de nous ouvrir les yeux mais aussi et surtout de nous faire rêver ! Yes we Cannes !

©L’affiche non-officielle du Festival de Cannes 2020, annulé en raison du Covid-19 signée Anton Lenoir